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Un portrait inspirant chaque vendredi

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Par Maxime Verner
30 avr. · 4 mn à lire
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Mahbod Moghadam 1982-2024

Le cofondateur de Genius nous a quitté à l'âge de 41 ans. Retrouvez son portrait de 2014.

Notre club de dealers d’idées a onze ans. L’âge ingrat des découvertes collégiennes et de l’exégèse rapologique. Depuis plusieurs années, avec mes vieux acolytes Ahcène Amrouz et Jean-Baptiste Semerdjian, les préoccupations nous ont éloigné de notre mission pourtant salvatrice : partager un portrait inspirant chaque semaine. Nous avions même, au fil du temps, réuni une clique de poètes disparus se massant dans des dîners officieux autour de ces femmes et de ces hommes “faits d’un bois si tendre, dur et parfumé que tout doit nécessairement tourner à leur avantage” (c’est de Nietzsche, ce qui aurait bien plu à Mahbod).


Joffrey Verner pour Forwards - janvier 2014Joffrey Verner pour Forwards - janvier 2014

Maboo” était le cofondateur de Genius, “le Talmud de l’Internet” selon les dires de l’oracle de la Valley Ben Horowitz, intéressé à l’affaire par son ami Nas alors que le site s’appelait encore Rap Genius. Mystique, pianiste, esthète, Moghadam était un Juif perse de LA qui racontera la vie de sa famille à la une du Yale Herald en 2015. Étudiant le droit, il était venu à Aix-en-Provence (en réalité aux Buttes Chaumont) étudier les archives coloniales pour faire une thèse sur les porteurs de valise pendant la guerre d’Algérie. De ce passage éclair en Europe, il a gardé une solide amitié pour Rémi de Laquintane, un ancien étudiant en philosophie qui ne manquera jamais de lui envoyer des vestes uniques de sa fabrication, et une passion pour les bouteilles d’Evian (qu’il appellera quand même à boycotter). Le surnom qu’il me donnait, qui méritait bien son annotation, parlait autant de lui que de moi : “baller water”.

Abel Verner - Spetses, mai 2018Abel Verner - Spetses, mai 2018

Après avoir obtenu son diplôme de droit de Stanford, en 2008, il s’enflamme avec ses anciens roommates de Yale Tom Lehman et Ilan Zechory sur le sens à donner à une chanson de Cam’Ron, que Mahbod compare à Mallarmé. Tom travaille dans un fonds d’investissement et Ilan chez Google. Les trois mousquetaires décident de lancer Rap Exegesis pour occuper Mahbod et draguer. Six ans plus tard, un article dans la prestigieuse revue de droit de Columbia reviendra sur cette intuition.

Car le petit cercle n’a pas tarder à devenir une communauté que les figures de style du rap américain, et rapidement français, adoptent. Après s’être fait rossé par Warren Buffet, à qui un collaborateur avait aimablement imprimé les saillies de Mahbod en ligne, Maboo (son surnom sur le site) se lance à fond dans l’aventure. Ilan quitte Google et permet d’optimiser le référencement des pages. En 2011, ils apprennent leur admission au Y Combinator, l’incubateur star du futur fondateur de ChatGPT. Ce soir-là, réunis aux abords du lac de Stanford, Mahbod partage sa vision christique.

Il a vu le futur de Rap Genius : tous les textes peuvent être annotés. Tandis qu’il passe ses nuits à répondre aux plus fervents du million de visiteurs de Rap Genius (c’est ainsi qu’il m’avait conseillé d’aller entendre Kendrick Lamar au Bataclan en janvier 2013, six mois avant que la France ne le découvre en première partie d’Eminem au Stade de France), Mahbod assure une levée de fonds sur cette base. Genius va devenir un add-on permettant d’annoter n’importe quel site Internet, à commencer par les grands médias en ligne.

En octobre 2013, Mahbod m’avait invité dans le QG de Williamsburg pour la soirée célébrant leur levée de 30 M$. J’aurai (encore et toujours) voulu être Depardon ce soir-là. En débarquant au 184 Kent Avenue, je découvre le majordome en queue de pie sous une oeuvre monumentale. Il m’accompagne à l’appartement de Mahbod. Il enfile ses Dunk assorties à sa veste en velours (Melinda Gloss bien sûr) tout en me racontant les coulisses de cette levée délirante où Jay Z et Nas ont trouvé un nouveau terrain de jeu depuis leur beef du début des années 2000. Il me guide ensuite vers les bureaux de Rap Genius, à un ou deux étages.

Je découvre un espèce de phalanstère où une douzaine de salariés de Genius travaillent et vivent plus ou moins ici. De jeunes diplômées de l’Ivy League me montrent l’application sur laquelle elles ont rencontré Mahbod, lancée l’année précédente par un autre Juif iranien de Los Angeles : Tinder. Il y a du sushi, du champagne et de la weed mais chacun n’a d’yeux que pour la piste improvisée devant l’écran. Les contributeurs se relaient pour réciter et annoter des poèmes.

Le jeune Frank Guan commente un poème de Baudelaire, en français dans le texte. Je crois qu’il écrit désormais dans le New Yorker. Mahbod est dans son élément, il oublie que toute la tech le prend pour un fou depuis qu’il a publiquement envoyé Zuckerberg se faire foutre. Il venait d’être opéré d’une tumeur du cerveau qui lui laissait peu de chance. Hanté par sa soeur jumelle mort-née, cette soirée était son sens de la fête, loins de la tiédeur bling bling. Ses acolytes aussi tranchent avec des jeunes entrepreneurs qui vont lever 80 M$ avant de revendre le même prix la société en 2021. Je vois encore, dix ans plus tard, Tom parcourir la soirée déguisée en Elvis. Il est depuis devenu céramiste, tandis que le discret Ilan s’est reconverti à la psychanalyse freudienne. Cette soirée se termine avec le piano de Mahbod qui joue du Chopin pour tout le monde. Personne ne veut se quitter, savaient-ils déjà que c’était le début des emmerdes ?

Quelques jours plus tard, mis au parfum par les articles élogieux d’un site qui a déjà plus de 10 millions d’utilisateurs par mois, l’association des éditeurs de musique américains demandent le retrait des textes publiés sans autorisation. Sitôt un accord trouvé avec Sony et Universal pour leurs catalogues, c’est Google qui déliste (brièvement) le site pour des entorses aux règles de référencement. Ils auront leur vengeance quatre ans plus tard en prouvant que Google utilisait leurs annotations illégalement. Entre temps, Mahbod a été licencié de Genius par ses deux meilleurs amis après avoir annoté le manifeste d'Elliot Rodger, fils d’un réalisateur d’Hollywood devenu tueur de masse dans une université de Californie et qui, sur 140 pages, rejetait la faute sur la société.

Six mois après la fameuse soirée de Williamsburg et son opération au cerveau, Mahbod retourne à Los Angeles. Il m’envoie les épreuves de son Rap Genius Book qu’il aimerait publier en ligne. Il y a raconte, avec sa verve et son brain banging si singulier, toute son histoire avec force détails. Relire ce livre ces derniers jours dépasse mes forces, mais j’espère qu’un jour chacun pourra lire son flux de conscience si unique, sa voix. Ce qu’il dit des acteurs de la tech, ces “bons orientalistes comme Lawrence d’Arabie”, est d’une actualité féroce. Parfois, je reçois une alerte sur Instagram : Mahbob a lancé un live vidéo. Il joue toujours du Chopin, sur son synthé d’enfant de choeur. On se loupe à New York en 2015, à Paris quelques fois, mais il me raconte le lancement de son nouveau projet, avec son cadet iranien de Los Angeles, Sam Kazemian.

Everipedia est un Wikipédia pour tout à chacun, basé sur une blockchain. Mahbod est un convaincu de la première heure du bitcoin et il retrouve le goût à la vie en se plongeant dans cette communauté de crypto-enthousiastes (et en levant 30 M$ en 2017). Il pense se la couler douce dès 2021, avec les millions empochés après l’entrée en Bourse de Coinbase, dont il fut un investisseur précoce, et la revente de Genius.

Mais le virus l’a rattrapé. Mahbod s’est battu pour trouver un moyen de rémunérer justement les producteurs de contenus directement sur les plateformes. Il a lancé en 2022 HellaDoge, un réseau social qui paye ses utilisateurs en dogecoin, une crypto qu’il a beaucoup soutenu avec Kazemian (qui en était à l’époque l’un des cinq principaux détenteurs). Puis sa tumeur est revenue et Mahbod est mort le mois dernier, cette fois-ci sans provocation, sans blague, sans bruit. Quelques jours plus tôt, il apparaissait sur une chaîne iranienne pour condamner la politique de colonisation d’Israël, dans sa langue maternelle (le farsi). La communauté a découvert, stupéfaite, le communiqué publié par les parents de Mahbod sur Genius.

À Stanford, le département d’études iraniennes s’appelle Moghadam. Il a été financé en 2003 par le fondateur de Prologis qui avait vécu la révolution iranienne sur les bancs de la fac où il a rencontré sa femme. Je n’ai jamais vraiment su si c’était les parents de Mahbod mais j’aime à penser que des générations d’étudiants penseront que l’étoile filante irréductible a tout léguer à Stanford pour leur transmettre son héritage.

Mahbod est à proprement parler inoubliable et quelques happy few se passent déjà sous le manteau son unique et minuscule opuscule à la couverture aguicheuse. Vous pouvez retrouver et partager son portrait publié par Forwards en janvier 2014, annoté bien sûr (et comme nos cinquante autres portraits inspirants) sur Genius.