Ce portrait de Michel Bongrand a été initialement publié par Forwards le 3 septembre 2014, jour de son enterrement au cimetière du Montparnasse. Le matin même, nous nous étions retrouvés avec Jean-Baptiste Semerdjian a porté son lourd cercueil, à l’Oratoire du Louvre.
Quelques mois plus tôt, lors d’une de nos visites de courtoisie, il nous avait prévenu qu’il n’en avait plus pour longtemps à vivre. Nous avions encore entrepris d’enregistrer nos heures de conversations sur sa vie bien remplie, que nous avons remis ensuite à sa fille Caroline, romancière et scénariste d’Eiffel. Il nous avait parlé de son choix de mourir avant de dépérir, de ce qu’il attendait de son dernier dîner avec ses enfants et du moment fatidique. Dix ans plus tard, la France s’apprête à légiférer sur l’aide à mourir. Bongrand n’avait pas attendu pour y avoir recours …
Voici son portrait de 2014, intitulé : Les cartes de la République.
Michel Bongrand était un oracle. Né en 1921 dans le Paris bourgeois, il avait appris l’Homme pendant la guerre. Pape du marketing politique, il a conseillé les chefs d’État du monde entier et formé grands patrons et gourous communicants à la pelle. Retiré depuis 2008, il n’avait rien perdu de son regard curieux, son éternel cigare et son agilité légendaire au bridge. Cornélien, il a décidé de son repos éternel, le 18 août dernier.
Joffrey Verner - Septembre 2014
Bras d’honneur aux bras tendus
« La vie est très drôle. » Le petit Michel voit les défilés des ligues, le 6 février 1934, place de la Concorde. Ce n’est pas la dernière fois qu’il verra la barbarie de l’Homme. Sa jeunesse est jalonnée de ces expériences explosives. Chimiquement parlant d’abord, lorsqu’il fait exploser le toit de son lycée en créant, sans le savoir, de la nitroglycérine. Le jeune turbulent fréquentera autant de lycées qu’il y eut de chefs du Conseil à l’époque.
En 1936, Bongrand croit au Front populaire et défile avec le drapeau des jeunesses socialistes. Une rencontre avec le prince Napoléon le fait chavirer bonapartiste. Mais, lorsque les nazis entrent dans Paris, le 14 juin 1940, c’est un coup de tonnerre pour le jeune Michel Bongrand, dix-huit ans. « Je vais tuer Hitler », se jure-t-il. À la radio, les messages de la France libre résonnent. Le 18 juin, il fait partie des rares à entendre l’appel de l’inconnu de Gaulle et tente de le rejoindre à Londres.
À la recherche du grand Charles
Débute alors le long et pénible chemin de croix de l’apprenti résistant. Bloqué en Bretagne par les Allemands, il doit rentrer bredouille dans son 17e arrondissement parental. Mais rien n’arrête le jeune Bongrand, bâti comme Tarzan. Il parvient à gagner la France libre et se voit attribuée une mission très spéciale : transmettre des documents secrets au général de Gaulle. Elle tourne court. Capturé et emprisonné par les franquistes, il apprend la patience. Libéré par les Britanniques, il se retrouve à Alger et mesure l’honneur d’être dans la même pièce que cette « grande saucisse étoilée » nommée de Gaulle. Ils la partagent avec le général Giraud, qui lutte avec le grand Charles pour diriger la résistance française.
En intégrant le réseau de résistance « Carte », Michel Bongrand fait enfin sa guerre. Ses actions de résistance et de coordination le mènent sur tout le territoire occupé. En découvrant le massacre de la population civile, et les atrocités de la guerre, le jouisseur aurait pu devenir bourreau. Mais il n’a jamais réussi à se départir de son humanisme.
La résistance est un sport de combat
Ses compagnons de guerre s’appellent Chaban et Foccart, le futur « papa » de la Françafrique, avec qui il est parachuté entre les lignes staliniennes et nazies en 45. Leur mission : proposer aux matons nazis de quitter les camps de concentration afin d’éviter la mort certaine que les Rouges leur réservent. Terrifiés, ces derniers filent sans résistance. Le jeune Bongrand se retrouve aux premières loges pour l’acte qui le changera définitivement. Il découvre l’horreur des camps de concentration. Ces endroits d’enfer lui offrent toujours la même image : une marée humaine de corps décharnés. Le choc de cette vision, celle de l’organisation de la mort de l’homme par l’homme, est si fort pour le résistant qu’il perd toute croyance religieuse. « J’ai découvert que les portes du paradis n’existaient pas quand les portes des chambres à gaz se sont ouvertes à moi », nous raconte-t-il, les yeux encore humides, soixante-dix ans plus tard.
Une nouvelle société
À la Libération, tout homme auréolé de son aura de résistant peut faire de la politique. Mais, après une expérience avec les gaullistes, auprès de son ami Malraux, Bongrand décide de fuir la politique, de peur que son statut de divorcé ne pénalise ses idées dans une opinion encore « vieille France ». Il assiste en spectateur à la prise de pouvoir de ses camarades de résistance, menée par un de Gaulle conquérant.
Se rêvant journaliste, il refuse un poste de coursier au Figaro (que Philippe Bouvard accepte) et entre dans la presse professionnelle. Après quelques semaines de journalisme, il accepte de vendre des espaces publicitaires. Son salaire est multiplié par cent et il crée le puissant syndicat des régies de presse. Il conseille ses amis ministres ou parlementaires, « à titre bénévole et à ses heures perdues », précise-t-il.
Le hasard fait parfois bien les choses. Après avoir raté d’un rien le poste de dir’com chez Citroën, Bongrand rencontre dans un escalier les frères Bossard, rois de l’embryonnaire conseil en stratégie. Il les défie : « Vos stratégies ne marchent pas, car vous ne connaissez pas l’humain. Pendant que vous étiez à Polytechnique, je l’ai appris, moi, à la guerre ». Il fait mouche et devient le cinquième salarié de ce qui deviendra le cabinet le plus emblématique de son temps.
Avec la confiance et le goût de l’aventure, et en créant sa propre société, Michel créé une dynamique et un métier : le savoir-faire savoir. Il découvre le fraîchement diplômé de Polytechnique Jean-René Fourtou et fait travailler les futurs tauliers de la communication Anne Méaux et Thierry Saussez. Michel Bongrand est insolent de réussite, son portefeuille compte tous les grands patrons de l’époque. Il se permet même des extras, comme le lancement de la licence James Bond... Ce dernier épisode lui vaudra un surnom, « le Meilleur vendeur du monde », décerné par le Financial Times.
Le cas Lecanuet
En 1965, Michel Bongrand fait une crise de gaullisme aigüe. Il veut faire triompher ce courant lors de la première élection au suffrage universel direct de l’histoire. Après un voyage initiatique aux États-Unis dans la campagne de JFK, auprès de son ami Joseph Napolitan, le tout premier « consultant politique », Michel Bongrand a bien saisi le principe de la communication politique moderne : « l’image est reine, car l’opinion est reine ».
Il crée une campagne clés en main à destination du Général. Mais le grand Charles s’estime bien trop grand pour s’abaisser à des opérations de propagande. L’élection sera un plébiscite gaullien, selon son idée très personnelle de la démocratie … Michel Bongrand déborde d’idées et ne se laissera pas castrer ainsi. Après quelques aventures dans les partis politiques, sa campagne « all inclusive » est « achetée » par un parti centriste de l’époque : le Mouvement Républicain Populaire. C’est son président, Jean Lecanuet, qui se lance dans la cage aux lions électorale.
Michel Bongrand a carte blanche. Il commande des sondages région par région, adapte les discours aux attentes des publics, use de la presse régionale pour transformer le gentil président de parti en un homo-cathodicus accompli. Son affiche, tout sourire et dents blanches, restera dans les annales. Au soir du premier tour, Jean Lecanuet est le troisième homme derrière de Gaulle et Mitterrand. On l’imaginait à 3 %, il en collecte 15,6. Ce score inspirera au Général une réplique restée culte : « A-t-on déjà vu un dictateur en ballottage ? » Estampillé Bongrand, le marketing politique vient de voir le jour en France. Il l’installera complètement lors des législatives de 1967.
Le pape du marketing politique
Fort de ce succès, Michel Bongrand travaille pour l’Élysée dans le cadre des campagnes publiques. Touché par la perte de ses plus proches collaborateurs lors d’accidents de la route, il lance les premières campagnes de la sécurité routière en France. Son premier slogan, « un petit clic vaut mieux qu’un grand choc », fera justement l’effet d’un électrochoc. Son plus grand regret : que Jacques Chaban-Delmas, son camarade de guerre et ami qu’il ne cessa jamais de révérer, n’ait pu accéder aux plus hautes fonctions.
Il se console et conseille toutefois la présidence de la République jusqu'à 1981. « La force tranquille », slogan qu’il avait refusé pour Giscard, l’emporte avec Mitterrand, et le voilà invité dans le bureau de VGE pour débriefer l’échec. « Alors Bongrand, pourquoi ai-je perdu ? », demande l’homme aux diamants de Bokassa. « Monsieur le président, vous avez perdu à cause de votre ’’d’Estaing’’ », répond le communicant avec malice. Sa particule (acquise de haute lutte par son père en 1922) a scellé son destin.
Si la France socialiste n’a plus besoin de ses conseils, il exporte son expertise aux quatre coins de la planète. Du Shah d’Iran à Salvador Allende, Michel Bongrand a conseillé les maîtres du monde et a vécu, inlassablement, la grande aventure, avec caviar et champagne en prime.
Olivier Roller - 2009
Mourir pour une certaine idée
À partir des années 90, Bongrand ralentit le rythme et se consacre à ses passions : le cigare, le bridge (dont il deviendra président de la fédération française, jouant avec son ami Antoine Bernheim, parrain du capitalisme français et banquier des Arnault, Pinault, Bolloré...) et la poésie. Ce philosophe « de formation », qui n’a jamais renié Bergson, aimait se jouer des mots et n’avait pas honte de publier ses rimes sur la mort et l’amour. Il en a tiré deux recueils, poignants de sincérité.
Michel Bongrand était la Ve République. De sa naissance à ses errements. Le fruit de l’unité nationale après la guerre, là où les clivages idéologiques et les armes du maquis, auraient pu fomenter une guerre civile. Lui qui, comme les Français, « avait le porte-monnaie à droite mais le cœur à gauche », est déçu que Chirac ne fasse pas en 2002, comme de Gaulle en 45, un gouvernement d’union nationale. Avec le temps qui passe, il perd peu à peu ses capacités favorites, comme la lecture et l’écriture. S’il ne peut plus observer les hommes, à quoi bon...
Après huit décennies d’aventures, de superbe et de poésie, le résistant Bongrand a décidé, dans sa liberté, de partir pour un repos éternel bien mérité. Lui qui voyait le paradis dans les autres et refusait les vies post-mortem aura désiré sa liberté jusqu’à son dernier souffle, et inspiré les générations qui suivent. Grand chelem.