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Un portrait inspirant chaque vendredi

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Par Maxime Verner
10 mai · 4 mn à lire
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Jacky Lecuivre 1952-2023

Elles ne courent pas les rues, les forces tranquilles. Jacky Lecuivre en était une. Le genre à créer, l’air de rien, une pépite technologique dans un secteur stratégique, tout en restant basé dans son Eden d’Aix-en-Provence et en chérissant l’écoute, l’empathie et la solidarité éprouvées dans les sous-marins et sur les terrains de rugby.

Joffrey Verner pour Forwards - Septembre 2017Joffrey Verner pour Forwards - Septembre 2017

Le petit Jacky, dix ans, songeait sérieusement en écoutant, rêveur, les contes de son grand-père marin sur les mers d’Indochine, à devenir officier de marine. Il faut croire qu’il avait déjà de la suite dans les idées puisqu’il passa réellement les dix premières années de sa vie d’homme dans des sous-marins nucléaires de la Force Océanique Stratégique (FOST). En temps cumulé, Jacky a vécu plus de deux ans en totale autarcie, à 135 hommes dans un sous-marin de 128 mètres de long. C’est par un familygram de vingt mots qu’il apprendra la naissance de son premier fils en 1978 qu’il ne rencontrera qu’un mois et demi plus tard. De quoi se faire le cuir !

Dans le Redoutable, il était en charge de la navigation, avec la responsabilité des centrales inertielles, du périscope de visée astrale, du récepteur satellite... Son job : calculer et compenser les dérives des gyroscopes des centrales pour être le plus fiable possible en termes de position et de cap du sous-marin et des missiles balistiques embarqués à bord. La moindre erreur au lancement produirait une sacrée dérive à l’arrivée, et quand on parle d’ogive nucléaire on ne rigole pas.

Le sous-marinier Lecuivre est quasiment le seul qui parle de politique, et qui affiche ses convictions de gauche. Même à des centaines de mètres sous le niveau de la mer, l’élection de Mitterrand ne diminue pas mais exacerbe plutôt la droitisation outrancière dans l’armée. Cette ambiance le dégoûte peu à peu d’un métier qu’il adore. Au moment de filer dans le civil, il est embauché par une société qui a développé un des récepteurs de radionavigation qu’il exploitait dans les sous-marins, ce qui l’amène à Aix-en-Provence où il devient responsable de la formation clients avant d’être promu directeur commercial « grandes industries et défense ».  

C’est ainsi qu’il découvre, en 1991, des terminaux sans fil aux performances révolutionnaires pour l’époque. Convaincu du potentiel de ces terminaux innovants, il signe un accord de distribution avec Teklogix, le concepteur/fournisseur de ces produits et, en deux ans, en devient le premier distributeur mondial. Le patron canadien de Teklogix, Rod Coutts, le convainc alors de prendre son envol pour créer sa filiale française de son groupe. C’est sa première expérience de patron qui commence ainsi le 1er octobre 1993, en même temps qu’il fumera sa dernière cigarette.

En 2000, le mathématicien sud-africain David Potter, fondateur de Psion (Potter Scientific Instruments Or Nothing, ça ne s’invente pas), inventeur des premiers PDA dont le premier « Organiser » peut être considéré comme l’ancêtre du BlackBerry, que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, rachète Teklogix. Jacky Lecuivre devient vice-président pour l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient de Psion Teklogix jusqu’au jour où le Board demande à Mister « Copper » (le cuivre en anglais) de devenir le CEO du groupe Psion, en 2006. 

L’officier de marine, toujours le cœur à gauche, découvre alors l’envers du décor du capitalisme. Les berlines allemandes avec chauffeur pour aller expliquer aux banquiers de la City, dans des board rooms fleuries, la stratégie d’une entreprise dont ils ne comprenaient jusqu’alors ni les marchés ni les produits. Et Jacky cartonne : l’action prend 50 % en un an.

Mais la lune de miel entre le et le CEO très frenchie et le Board très british et très docile envers leur Chairman de plus en plus omnipotent ne dure pas. Bien que retiré des affaires depuis plusieurs années, ce dernier continue d’imposer ses vues sur tous les sujets. Jacky se souvient encore de la manière très péremptoire avec laquelle David Potter avait asséné : « Steve Jobs me déçoit, c’est une erreur stratégique majeure que de se lancer dans la téléphonie mobile ! Il va se rendre compte qu’il faut arrêter quand il en aura vendu 10 000 ! » lorsque celui ci a dévoilé l’iPhone il y a dix ans tout juste. Il en avait vendu un million le premier jour, et un milliard neuf ans plus tard. Et vous avez une chance sur trois de nous lire sur un iPhone… 

En septembre 2008, le divorce ne peut plus être évité lorsque les membres du Board demandent à Jacky une liste de salariés à licencier. Il refuse mais dans le monde féroce du capitalisme en col blanc, le CEO doit exécuter les ordres du Board. Il part donc le cœur lourd, sachant l’entreprise condamnée à terme et forcé de démanteler le groupe de dix gourous de la technologie qu’il a créé à Aix cinq ans auparavant. Il les invite chez lui pour leur annoncer la piteuse nouvelle, mais le cœur n’y est définitivement pas. Il leur propose donc de monter une boîte avec eux pour créer des solutions mobiles sur les meilleures plateformes matérielles du marché. Qui m’aime me suive…

Les dix embarquent de suite dans l’aventure et sont, neuf ans plus tard, encore les dirigeants et les seuls actionnaires de Coppernic. Depuis, la société a concrétisé la vision que Jacky voulait infuser chez Psion : concevoir, fabriquer, certifier, déployer et maintenir des terminaux mobiles communicants qui intègrent les technologies les plus performantes (capture d’empreintes digitales, reconnaissance faciale et d’iris, RFID, reconnaissance optique de caractères, etc) afin d’équiper les opérateurs de terrain qui contrôlent les documents d’identité sécurisés et les titres de transport, font des relevés, établissent des PV, tracent des produits ou des animaux, vérifient biométriquement l’identité des votants lors des élections … Et bien sûr, toutes les entreprises qui veulent connaître leurs clients !

Le produit phare de Coppernic, seule entreprise aixoise primée par la French Tech, s’appelle le C-One (aujourd’hui l’Access-ER. Il était si fier de me le présenter dans ses locaux en 2017. À première vue, c’est une plateforme matérielle qui ressemble beaucoup aux terminaux portables professionnels standards du marché. Mais l’espace vide judicieusement dimensionné par les ingénieurs de Coppernic pour y intégrer les composants technologiques (lecteurs, antennes, cartes d’interfaces) nécessaires pour répondre aux besoins des différents secteurs de marché auxquels il s’adresse lui permettent d’arborer fiéremement le surnom de « couteau suisse de la mobilité ». Sa version e-ID constitue un terminal mobile unique au monde qui permet l’authentification des documents sécurisés de nouvelle génération, l’enrôlement biométrique d’individus débouchant sur leur enregistrement et la génération d’une carte à puce ayant les mêmes fonctionnalités qu’un passeport biométrique et la détection des individus fichés. C’est à n’en pas douter le produit idéal pour contrôler les frontières, partout et tout le temps et pour équiper les hotspots pour les migrants rêvés par le président Macron. Une façon aussi de faire de la politique.

Pendant 33 ans (1980 à 2013), Jacky aura été un militant socialiste de base, au gré des endroits où sa vie l’a mené. À chaque élection, porte-à-porte, tractage, collage d’affiches, il ne rechignait à rien pour promouvoir  les candidats socialistes qui se présentaient. Mais lorsqu’en 2010, une élection partielle du secrétaire de la section aixoise se présente comme une mascarade, il se lance pour s’opposer aux guérinistes. À la surprise générale, le bravache Jacky l’emporte de justesse. Pendant deux ans, il mobilise et dynamise les forces vives de la section et il est réélu en 2012 avec 77% des voix des militants. Ce succès commence à inquiéter et à irriter sérieusement l’homme fort des Bouches-du-Rhône. C’est ce qui lui coûtera la tête de liste pour les municipales d’Aix de 2014 et les guérinistes, aidés par quelques  apparatchicks de Solférino, décideront de l’exclure du parti, sans sommation et sans qu’il ait pu se défendre, finissant de le dégoûter de l’appareil socialiste.

Lors des législatives de 2017, beaucoup de ses supporters le poussent à envoyer sa candidature à la commission présidée par Jean-Paul Delevoye pour la majorité présidentielle. Mais Jacky Lecuivre s’y refuse car les coups bas qu’il a subi lorsqu’il est descendu dans l’arène politique lui ont laissé un goût amer et ont beaucoup affecté sa famille. Aujourd’hui, il veut transmettre ses idées, ses valeurs, à travers la réussite de Coppernic et de ses collaborateurs. « Je suis à un âge où ma plus grande satisfaction, c’est lorsque je signe un CDI à un jeune, que je lui donne des droits et que je le vois ressentir des devoirs. » nous dit l’ancien sous-marinier pour qui « le bienvenu à bord » n’est pas une formule de politesse. « On est une famille, y compris dans la tempête ! Personne ne s’échappe quand ça castagne. » lance-t-il, le sourire aux lèvres.

L'équipe de Coppernic en 2011, à Aix-en-Provence bien sûrL'équipe de Coppernic en 2011, à Aix-en-Provence bien sûr

Pour Coppernic, la mer est calme lorsqu’il me présente ses équipes. Les innovations se suivent, les gros contrats s’enchaînent et Jacky Lecuivre voit chaque jour que ceux qui ont repris la barre sont d’excellents professionnels capables de mener le vaisseau Coppernic encore plus loin. Il s’apprête à consacrer plus de temps à son épouse, à qui il avoue volontiers devoir énormément après presque un demi-siècle de mariage. Entre deux voyages, il pourra toujours s’occuper des jeunes gaillards de l’Aix Université Club Rugby qu’il préside. Cette force de la nature confirmait chez moi une conviction : les valeurs conservent ! Et ceux qui savent transmettre leurs valeurs et leur entreprise méritent le repos. Le 22 janvier 2023, son coeur à lâché alors qu’il était encore en train de faire du vélo. Les équipes de Coppernic, menées par ses enfants Kevin et Fanny, sont restés fidèles à ses engagements et font rayonner sa technologie aux quatre coins du globe.