Joffrey Verner pour Forwards - Janvier 2014
Rafi Haladjian, le chantre de la « fluidification », est un empêcheur de tourner en rond, qui n’est pas ingénieur et qui n’a « jamais voulu être chef d’entreprise ». C’est un aventurier, qui, derrière ses lunettes rondes, est loin. Il est demain. Mais le jeune Rafi, lui, n’est jamais loin. Celui de 14 ans, qui lançait, en pleine guerre du Liban, dans son quartier isolé de Beyrouth, Photo Gaston. Dans son garage, il développait, via un agrandisseur à piles, les photos des petits voisins, futurs martyrs.
En 2013, c’est à Saint-Ouen que je le rencontre, entre un kebab et un taxiphone. C’est là qu’il préparait la prochaine étape de sa vision : Sen.se, du nom de sa 17e entreprise, qu’il voulait gérer comme une PME et plus comme une start-up. Celui qui avait tout connu, depuis le Minitel jusqu’au wifi communautaire en passant par les objets connectés, voulait désormais rendre tous les objets potentiellement connectés.
Homme des années 80
Ce gaillard est tombé dans la marmite quand il était étudiant. Pour valider son cursus de sémio, il doit traîner en cours de télématique. On est en 84, Rafi découvre le Minitel et intègre le club fermé des entrepreneurs gâtés, qui dégage des marges presque pures avec de simples messageries. Pourtant, l’inclassable n’a rien à voir avec un Xavier Niel ou un Thierry Ehrmann. De son enfance, il conserve le défi de vivre dans un état d’incertitude permanent. Il ne saurait et n’aime pas prévoir, prédire. « À l’époque, on avait zéro notion de futur. » Et il n’en a toujours pas. Mais il croit en l’existence d’une « logique inéluctable ». Il a, au plus profond de son être, le sentiment d’un quelque chose de plus grand que lui, « le sens de l’Histoire, de l’évolution ». Ce que les Américains appellent l’awe.
Ni barreaux, ni barrières, ni frontières
Il en tire le fil conducteur de sa « carrière ». Toujours plus loin dans l’interconnexion et la fluidification de la société grâce aux nouvelles technologies. « Les gens étaient isolés, les métiers étaient isolés, les appareils étaient isolés. Aujourd’hui, la grande tendance nous mène à l’effacement complet de l’espace entre l’homme et la machine, de la singularité technologique. » C’est en 2013 qu’il me parle en ces termes, bien avant ChatGPT.
Rafi Haladjian a participé à toutes les étapes de ce mouvement : le Minitel, puis l’Internet en 94 avec FranceNet, et déjà l’idée que « le Minitel était devenu un obstacle à la fluidification, que quelque chose était en train de changer». Cette transformation, c’est l« empowerment » des utilisateurs. Ils commencent à avoir des ordinateurs personnels, des moyens de production chez eux, alors qu’on leur déniait encore la capacité de distribuer leurs contenus.
La particularité de cet entrepreneur, qui a toujours entrepris en France, c’est de s’intéresser à l’état transitoire des choses. Selon lui, l’erreur la plus caractéristique des innovateurs c’est de faire « une projection, à partir de notre situation actuelle, à demain ; typiquement, quel sera le téléphone ou la voiture du futur, comme si nous étions arrivés à un état de finitude absolu et parfait. Pourquoi se dire que l’Histoire s’arrête avec l’iPhone ? » Haladjian, c’est l’enfant nietzschéen, celui qui veut accéder à l’innocence sacrée et non à la foutue maturité.
Là où il faut, pas toujours quand il faut
Il est l’archétype de l’entrepreneur du web libéré des motivations financières (merci le Minitel), qui se focalise sur la marche du siècle. Son approche sacerdotale de l’innovation, il la puise dans les sciences humaines, qu’il n’a jamais quittées. Sa tendance à tout intellectualiser et à chercher des modèles partout lui est très utile, car, pour lui, connaître les tendances de demain n’est qu’une question de méthode.
La sienne, c’est la démerde. À 21 ans, il tourne un film sur Ionesco avec deux comparses, après une semaine de stage de vidéo. Ils mettent leurs 50 000 francs d’économie sur la table et se retrouvent vite à sec. « Le premier jour, il a déjà fallu en payer 25 000 à Ionesco lui-même. » Ils découvrent alors le monde du cinéma, on leur fait crédit, et, alors que le tournage se termine, un pro débarque et leur rachète leur film, en se proposant de financer les prochains.
Enorgueillis, les trois zouaves partent à la chasse aux artistes mourants. Manque de pot, Beckett, Dali et consorts leur claquent entre les doigts. Ils pondent des budgets réalistes, donc « infinançables », tandis que la professionnalisation les engourdit. Après trois ans de pellicule blanche, ils se promettent de reprendre le système D, et tournent des films sur Calvino et Fellini.
Et ArpaNet fut
Pour Ozone, fournisseur de wi-fi communautaire, il adopte aussi cette méthode. Un après-midi, il monte, avec quelques amis, sur les toits de Paris pour planter des antennes. Coût de l’opération : 200 euros. Au final, il couvrira 65 % de la capitale avant de revendre l’affaire à Neuf Cegetel en 2007. Entre-temps, il a pris le pari des objets connectés en créant le Nabaztag (« lapin » en arménien).
Nabaztag (2005)
Il va plus loin avec Sen.se, lancée en 2010. En faisant des objets connectés des moyens de collecte d’informations, il cherche à constituer des bases de données suffisamment riches pour générer une intelligence nouvelle. Il donne la capacité aux objets d’offrir une utilité et des services supérieurs à ce que l’utilisateur pourrait faire de lui-même. En résumé, ressentir et créer du sens.
Son dernier né, Mother, fait déjà bouger les lignes. Mis à l’honneur au CES 2014, cette mère électronique, qui surveille grâce à ses « motion cookies » (capteurs accéléromètres) tout ce que vous voulez dans votre vie quotidienne, pourrait bien faire (enfin) entrer les objets connectés dans la maison du quidam. En somme, ce n’est que la suite logique de ses lectures de jeunesse, The Third Wave de Toffler et la logique de la communication de Watzlawick.
Rafi fait figure de marginal 2.0, qui a souvent eu tort d’avoir raison trop tôt. Il a découvert Internet à San Francisco, dans un magazine punk. Viscéralement humble, il ne se conçoit même pas comme un meneur : « Je fais juste des choses et je bosse avec des gens. »
Haladjian, c’est le woodkid face aux golden boys. Il va continuer à repenser l’Homme et sa relation avec la machine, en lui souhaitant l’immortalité. Car, si l’on suit le fil de l’Histoire, le cyborg pourrait bien être son prochain pari.
Sur son téléphone, dix ans après notre rencontre, la photo du salon d’une maison en ruine m’intrigue. Je lui demande quel grand photographe l’a capté… Lui ! C’est sa maison natale au Liban. Il y a quelques mois, il s’est déplacé avec son fils à Bruxelles pour demander à l’Europe de s’engager pour la paix en Arménie plutôt que d’acheter le gaz azéri. Si l’innovation est un sport de combat, c’est que la tech à la sauce Haladjian est un humanisme.
En 2020, il a lancé Moralscore pour que chacun puisse comparer les marques selon son propre référentiel de valeurs pour consommer en toute connaissance de cause. La communauté est au centre pour obtenir des avis et des informations qui dépassent le social washing des grands groupes.
Sa vision du postweb, qui nous délivrerait de l’infobésité grâce à des IA nous adressant de manière ciblée et au bon moment des messages audio et vidéos, Rafi la rend concrète. Pour lui, l’IA sera notre collègue, rien de plus. En 2022, il a lancé Juice, le premier compagnon audio personnel qui vous concocte en temps réel un programme audio sur mesure.